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Pour une histoire de la vie privée (1985)

Introduction du volume 3 de l’Histoire de la vie privée

samedi 5 mai 2012, par Guillaume Gros

 Au début des années quatre vingt, P. Ariès se lance dans deux projets ambitieux. Le premier, à partir d’une riche documentation iconographique, aboutit à la rédaction des Images de l’homme devant la mort. Le second est l’approfondissement d’un thème ancien dans son œuvre, celui de la vie privée qui donne lieu à l’Histoire de la vie privée, parue sous sa direction et celle de Georges Duby (1986) mais après sa mort intervenue, le 8 février 1984.

 Georges Duby rappelle dans la préface générale au premier volume de la Vie privée ce que le projet doit à l’historien du dimanche : "Philippe Ariès s’en empara et ce fut lui qui lança l’entreprise. Tout le travail que nous avons mené, pendant quelques années avec lui, et puis, malheureusement, sans lui, déplorant sa disparition très brusque, doit être dédié à la mémoire de cet historien généreux qui conduisit en gentilhomme, librement, dans le primesaut de ses intuitions pénétrantes, les recherches dont on sait la fécondité et la hardiesse [...]"

 Dirigé par Roger Chartier, ce troisième tome, comme l’explique, en préambule, ce dernier "a été voulu, pensé, préparé par Philippe Ariès. La mort a interdit qu’il le mène à son terme. Nous l’avons écrit en fidèle liberté, et dans la pensée de son amitié."

 Dans cette démarche de fidélité, Roger Chartier a sélectionné le texte qui introduit le volume "Pour une histoire de la vie privée". Il s’agit du texte d’une communication introduisant le séminaire "A propos de l’histoire de l’espace privé" qui avait été organisé par le Wissenschaftskolleg de Berlin, en mai 1983 et dirigé par Philippe Ariès. Les participants étaient Nobert Elias, Ivan Illich, Jean Bollack, Christian Meier, Maurice Aymard, Hinnerk Bruhns, Karin Hausen, Yves Castan, Nicole Castan, Michelle Perrot, Barbara Duden, Utz Jeggle, Yvonne Schütze, Roger Chartier. [1]

Extraits de l’introduction de Philippe Ariès

Afin de poser le débat et de délimiter une problématique, P. Ariès propose deux époques de référence :

" La situation de départ sera la fin du Moyen Age. Nous y trouvons un individu encadré par des solidarités collectives, féodales et communautaires, à l’intérieur d’un système qui fonctionne à peu près : les solidarités de la communauté seigneuriale, les solidarités lignagères, les liens vassaliques enferment l’individu ou la famille dans un monde qui n’est ni privé ni public au sens que nous donnons à ces termes, pas plus qu’au sens qui leur a été donné, sous d’autres formes, à l’époque moderne. »

[…]

« La situation d’arrivée est celle du XIXe siècle. La société est devenue une vaste population anonyme où l’on ne se connaît plus. Le travail, le loisir, le séjour à la maison, en famille, sont désormais des activités séparées par des cloisons étanches. »

Comment passe-t-on du premier au second des modèles se demande P. Ariès ?

Les évolutions de l’âge moderne

P. Ariès décèle trois événements qui modifient les mentalités « en particulier l’idée de soi et de son rôle dans la vie quotidienne de la société ».

« L’Etat et sa justice vont intervenir plus souvent, au moins nominalement, et même de plus en plus souvent en fait au XVIIIe siècle, dans l’espace social auparavant abandonné aux communautés. »

[…]

« Le second événement est le développement de l’alphabétisation et la diffusion de la lecture grâce, en particulier, à l’imprimerie. »

[…]

« Enfin, troisième événement, le mieux connu et qui n’est pas sans rapport avec les deux précédents, les formes nouvelles de religion qui se mettent en place aux XVIe et XVIIe siècles. Elles développent une piété intérieure – sans exclure, bien au contraire, d’autres formes collectives de la vie paroissiale -, l’examen de conscience, sous la forme catholique de la confession ou puritaine du journal intime. »

Les indices de la privatisation

Ensuite, dans un second temps, P. Ariès affine sa recherche en se demandant comment ces événement pénètrent les mentalités. L’historien dégage six voies ou modalités.

« 1. La littérature de civilité est l’un des bons indicateurs de changement, parce qu’on y voit des usages chevaleresques médiévaux se transformer en règles de savoir vivre et en code de politesse. Norbert Elias l’a analysé depuis longtemps : il y a trouvé l’un des principaux arguments de sa thèse sur l’accouchement progressif de la modernité. Roger Chartier y a jeté un coup d’œil neuf, Jacques Revel en traitera ici même. » […]

« 2. Autre indice d’une volonté plus ou moins consciente, parfois obstinée, de se mettre à part, de se mieux connaître soi-même par l’écriture, sans nécessairement communiquer cette connaissance à d’autres qu’à ses enfants pour qu’ils gardent la mémoire, et bien souvent en tenant secrètes les confidences et en exigeant des héritiers leur destruction : c’est le journal intime, les lettres, les confessions, d’une manière générale, la littérature autographe qui témoigne des progrès de l’alphabétisation, et d’un rapport noué entre lecture, écriture et connaissance de soi. » […]

« 3. Le goût de la solitude. Il ne convenait pas auparavant à un homme de qualité d’être seul, sauf pour la prière – et cela restera encore longtemps. » […]

« 4. L’amitié. Cette disposition à la solitude invite à la partager avec un ami cher, retiré du cercle des habitués, généralement maître, parent, serviteur ou voisin, mais plus particulièrement choisi, mis à part des autres. Un autre soi-même. » […]

« 5. Tous ces changements – et bien d’autres – concourent à une nouvelle manière de concevoir et d’aménager la vie quotidienne, non plus selon le hasard des étapes, l’utilité la plus banale ou encore comme complément de l’architecture et de l’art, mais comme extériorisation de soi et des valeurs intimes que l’on cultive en soi. » […]

« 6. L’histoire de la maison résume peut-être tout le mouvement de ces constellations psychologiques que nous venons d’évoquer, leurs innovations et leurs contradictions. »

Parmi les éléments importants, P Ariès signale la dimension des pièces qui devient plus petite, la création d’espaces de communications comme le couloir ou le hall d’entrée, la spécialisation des pièces et l’amélioration du confort avec la distribution du chauffage et de la lumière. »

L’individu, le groupe et la famille

Ensuite P. Ariès se demande « comment tous ces éléments ont été dans la réalité quotidienne recomposés dans des structures cohérentes, douées d’une forte unité (…) ». Il distingue trois phases importantes

« 1° La conquête de l’intimité individuelle. Les XVIe et XVIIe me paraissent d’un certain point de vue marquer le triomphe d’un certain individualisme de mœurs, je veux dire dans la vie quotidienne (et non pas dans l’idéologie : il y a un décalage entre les deux). » […]
« Je soutiendrai volontiers la thèse que cet individualisme de mœurs a décliné à partir de la fin du XVIIIe siècle au profit de la vie familiale. Il a dû y avoir des résistances, des adaptations (la spécialisation des pièces permettant l’isolement), mais la famille a absorbé tous les soucis de l’individu, même quand elle lui laissait un espace matériel. » […]

« 2. La deuxième phase est l’aménagement, du XVIe au XVIIIe siècle, dans les milieux qui n’appartenaient pas à la cour et qui étaient au-dessus des classes populaires, de groupes de convivialité qui ont développé une véritable culture de petites sociétés consacrées à la conversation, et aussi à la correspondance et à la lecture à haute voix. » […]

« 3. Troisième phase. C’est qu’une autre forme de la vie quotidienne a alors envahi l’espace social, et peu à peu, dans toutes les classes sociales, tendant à consacrer toutes les manifestations de la vie privée. La famille change de sens. […] Elle tend à devenir ce qu’elle n’avait jamais été auparavant : un lieu de refuge où l’on s’échappe aux regards du dehors, un lieu d’affectivité où s’établissent des rapports de sentiment entre le couple et les enfants, un lieu d’attention à l’enfance (rose ou noire). » […]

La double définition du public

P. Ariès énonce sa problématique centrale :

« Le problème est donc de savoir comment on passe d’un type de sociabilité où le privé est le public sont confondus à une sociabilité où le privé est séparé du public et même l’absorbe ou en réduit l’étendue. Une telle problématique donne au mot « public » le sens de jardin public, de place publique, de lieu de rencontre de gens qui ne se connaissent pas mais sont heureux de se retrouver ensemble. » […]

De la confrontation de ces observations avec celles des participants du colloque de Berlin, P. Ariès nuance toutefois un peu son propos :

« Il existe, en effet, un second aspect de l’opposition public/privé qui m’avait échappé, tant je suis devenu étranger aux formes politique de l’histoire. Dans cette conception, le public, c’est l’Etat, le service de l’Etat, et d’autre part, le privé, ou plutôt, comme on disait sans aucune ambiguïté, le « particulier » concernait tout ce qui échappait à l’Etat. »

Conclusion

« La conclusion que je tire de ces réflexions est que le problème de la vie privée dans les Temps modernes doit être traité sous deux aspects distincts. L’un est celui de l’opposition de l’homme d’Etat et du particulier, et des rapports entre le domaine de l’Etat et de ce qui deviendra, à la limite, un espace domestique. L’autre est celui de la sociabilité et du passage d’une sociabilité anonyme, où les notions de public et de privé sont confondues, à une sociabilité éclatée où des secteurs bien distincts apparaissent : un résidu de sociabilité anonyme, un secteur professionnel et un secteur, également privé, réduit à la vie domestique. »


[1Ce texte dactylographié de 28 pages avec corrections est disponible dans les Archives Philippe Ariès : « Séminaire Ariès à Berlin, 1983 ».