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Philippe Meyer, "l’Enfant et la raison d’Etat", 1977

mardi 29 décembre 2015, par Guillaume Gros

Les thèmes de la privatisation de la vie, des rapports de la ville et de la famille qui occupent Philippe Ariès à l’EHESS sont notamment repris par le sociologue Philippe Meyer dans son livre L’"Enfant et la raison d’Etat".


 Longtemps journaliste à “France-Inter” et à “France-Culture”, auteur de très nombreux ouvrages sur Paris, Philippe Meyer s’est d’abord illustré par ses travaux de sociologue.
  L’Enfant et la raison d’État , est publié, en 1977, aux éditions du Seuil, dans la collection "Points Politique" alors dirigée par Jacques Julliard. Ce livre est issu de sa thèse de sociologie, intitulée à l’origine, l’ État, ingénieur social , thèse de 3e cycle dirigée par Annie Kriegel et soutenue en 1978 à Paris X.

Présentation de l’éditeur

« La famille, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le résultat, sans doute provisoire, de trois siècles de mise au pas de la société par l’État.
L’action des pouvoirs publics se traduit dès le dix-septième siècle par l’élimination de toutes les formes de vie qui ne s’organisent pas autour du modèle familial. En utilisant les enfants, tantôt comme prétextes, tantôt comme otages, les œuvres philanthropiques, puis les services sociaux mènent une guerre ininterrompue aux familles irrégulières.
Mais le modèle familial, si pauvre qu’il soit, ne constitue-t-il pas désormais un obstacle à la gestion directe de la société par l’Etat ? Comme tel, n’est-il pas voué à son tour à l’extermination ? »

Plan du livre

 I) Le règlement familial.
 II) Le territoire de l’aveu.
 III) L’État, domicile de la famille.
 IV) Enfance irrégulière et police des familles
 V) L’ordinaire visité.
 VI) L’ordinaire redressé.
 VII) La production de la destruction.

Début du premier chapitre « Le règlement familial »

« Dans son œuvre de gestion de la société, de production et de diffusion d’un savoir-vivre unique, laïc et obligatoire, l’Etat procède en jardinier. Dans la profusion des modes de vie, il ne cesse de tailler, d’arracher, de planter, d’écimer, d’élaguer, de greffer, de bouturer, de boiser, de dépeupler, d’enclore, de soigner, de repiquer, de dévaster, d’herboriser, de cultiver, de disposer, de distinguer le vivrier de l’ornemental.
Ce que recouvre aujourd’hui le mot de famille est une sorte de figure dessinée dans un mélange. Mélange d’adulte et d’enfants, de parents et d’étrangers, de couples et de célibataires, de vagabonds et d’habitants, d’actifs et de chômeurs, de maîtres et d’apprentis, où se passait, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, l’essentiel des échanges sociaux et affectifs. Philippe Ariès a montré à quel point l’enfant est une invention récente, en tant que personnage central de l’organisation de la famille, et combien le caractère privé de la vie familiale est contemporain d’une transformation de la ville.
Sans doute peut-on dire que la famille actuelle a commencé de se constituer quand la société a perdu la rue, "siège des métiers, de la vie professionnelle, mais aussi des bavardages, des conversations, des spectacles et des jeux (...), cadre familier des rapports sociaux [1]". Quand l’œuvre monarchique a accompli l’unification politique, et s’oriente vers l’ingénierie sociale, c’est d’abord à la ville qu’elle s’applique. Richelieu, en faisant bâtir une cité idéale aux confins de la Touraine et du Poitou, manifeste le projet d’un espace d’ordre, modelé par le monarque-architecte social, et c’est à la raison d’État que sont mises « ces anciennes cités, si mal compassées au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’on dirait que c’est la fortune, plutôt que la volonté de quelques hommes qui les a ainsi disposées [2] ».
La “réformation”, la régularisation de la ville est conduite par Colbert et, à partir de 1667, par le premier lieutenant de police, La Reynie. Des opérations militaires chassent trente mille “sans aveu” de la cour des miracles qu’elles détruisent. Le relief de Paris est aplani, la butte Saint-Roch rasée, les maisons sont alignées et numérotées, les rues redessinées et éclairées, des édifices monumentaux vont ordonner la circulation et spécifier les fonctions sociales, des établissements s’ouvrent, pour enfermer ou évacuer ceux qui n’ont “ni domicile certain, ni métier fixe”, un plan de la ville est dressé. De lieu commun, d’espace général de la socialité, la rue deviendra espace monofonctionnel, voué à la circulation. De territoire habité, elle deviendra territoire traversé, lieu de transit. [...] Vouée à la circulation — si possible fluide —, la rue devient objet et terrain de contrôle, axe de refoulement et de pénétration d’une “police bien entendue”, celle qui « permet au premier Magistrat de savoir plus de choses sur le compte d’un citoyen quel qu’il soit que n’en savent ses voisins et ceux qui fréquentent le plus assidûment sa maison [3] ». La constitution de la ville en espace normalisable se fait donc par ce que Bentham appelle “un simple effet d’architecture [4] ”, et sa conversion en espace de normalisation par un effet de pénétration et d’occupation du terrain.

Dans le nouvel ordre urbain, la famille sera amputée, délestée de son milieu. Livrée à elle-même, elle devra remplir de plus en plus seule les fonctions assumées naguère dans la rue par la société. Dans la diversité urbaine et sociale, l’enfant apprenait la vie. C’est dire que la transmission des savoirs et des cultures se faisant par apprentissage direct, par imprégnation, il n’était pas séparé d’une communauté dont il prenait sa part d’activités et au rythme de laquelle il contribuait. Mais c’est dire aussi que s’il n’était pas spécifié comme membre d’une classe d’âge à part, il ne l’était guère plus comme propriété particulière de tel ou tel couple. Dans la sociabilité de rue, indiscriminante, l’enfant n’est presque à personne – res nullius – à force d’être presque à tout le monde. Distribuées in vivo par les parents, l’éducation et l’instruction le sont aussi et tout autant par les maîtres et les compagnons à l’atelier, les voisins et les marchands dans la rue, et ceux qui vivent sous le même toit, puisque la maison n’est pas la demeure de la seule cellule familiale. » (pages 9-12).


[22 Descartes, Discours de la méthode

[33 Mémoire sur la réformation de la police en France, M. Guillaute, officier de la Maréchaussée de l’Ile de France. Soumis au roi en 1749

[44 Jeremy Bentham, Le Panopticon, Belfond, 1977